- SAINT-SIMON ET SAINT-SIMONISME
- SAINT-SIMON ET SAINT-SIMONISMENé à Paris, en 1760, Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, lointain cousin du mémorialiste Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, apparaît à la fois comme le dernier encyclopédiste du XVIIIe siècle et comme le premier socialiste français de l’ère industrielle. «Industriel», ce grand seigneur l’est lui-même, du moins au sens saint-simonien du mot: c’est-à-dire toujours lancé dans la vie active. Il «entreprend». Il se ruine, s’enrichit, se ruine de nouveau, et vit enfin du mécénat de l’amitié.Ce grand seigneur d’entreprise est aussi un grand seigneur libéral. Il fait la guerre d’indépendance américaine. Son libéralisme proclamé le place du côté des patriotes pendant la Révolution française. Il reste libéral sous l’Empire et la Restauration, mais d’un libéralisme qui, finalement, le porte à rompre avec les libéraux. Car son libéralisme est social, et l’on retrouve ici ses choix fondamentaux. Chez lui, le progressisme intellectuel conduit au progressisme politique et social. Peut-être a-t-il été tout jeune l’élève personnel du plus grand des encyclopédistes: d’Alembert. Sûrement, l’Encyclopédie le façonne, et le disciple aspire à en être le continuateur. De même que le grand monument inachevé avait donné un point d’appui central à la génération des Lumières, de même Saint-Simon vise tout d’abord à constituer une synthèse scientifique et philosophique qui puisse jouer un rôle analogue pour le nouveau siècle. Analogue, mais répondant à des problèmes qui ont changé. Il n’a plus, comme l’autre Encyclopédie, à ruiner la Genèse, mais à transformer la société fondée sur l’exploitation. Son encyclopédisme sera celui de la «science de l’homme». Encyclopédiste, politiste, économiste, humaniste, prophète, et Messie de l’ère industrielle qui s’annonce! Tel nous apparaît Saint-Simon, à la jonction des deux siècles. C’est un «homme-frontière». Il se dit le témoin d’une «époque de transition». En transition, en évolution lui-même. En évolution son libéralisme. De transition son «socialisme» – le mot n’est pas encore né. S’agit-il d’un libéralisme social? d’un présocialisme? On peut hésiter. Mais la Doctrine de Saint-Simon , prêchée par les saint-simoniens immédiatement après la mort du maître, fait corps avec son œuvre et s’épanouit en socialisme.Il convient d’aborder Saint-Simon tel qu’il fut et tel qu’il va être, c’est-à-dire dans le mouvement de la pensée socialiste; en mettant tout d’abord en relief l’apport théorique du «fondateur», jusqu’à sa mort, à Paris, en 1825; puis l’apport de ses disciples, parmi lesquels Bazard et Enfantin, parfois essentiel à l’histoire de la pensée économique du socialisme, et qui s’échelonne, de l’Exposition de la Doctrine à la diaspora saint-simonienne de 1832.1. Un «industrialisme» progressisteLa théorie des classes sociales chez Saint-Simon met l’accent sur l’exploitation d’une immense majorité de travailleurs de toute nature par une faible minorité d’oisifs. En accord avec la masse, une élite de Lumières, à la fois intellectuelle et professionnelle, issue pour la plus grande part du monde des chefs d’entreprise, délivrera de cette exploitation la société tout entière et organisera progressivement le règne de l’abondance et du travail.Une société dichotomiqueSaint-Simon présente cette société antithé-tique, dichotomique, qui réapparaîtra dans l’analyse et la propagande socialistes des écoles ou partis du XIXe siècle. Son vocabulaire – comme celui de bien d’autres théoriciens, Marx y compris – flotte d’ailleurs en matière de «classes». On y voit figurer tour à tour, et dans des sens très voisins, les termes de classe et de parti. Les «cultivateurs» forment une classe, les «fabricants» aussi, sans oublier les «prolétaires». Mais finalement, au-delà des mots, des subdivisions et des nuances, deux classes fondamentales s’opposent: une pincée d’exploiteurs, une multitude d’exploités.Exploiteurs les «oisifs», les «propriétaires-rentiers», les «frelons», les «sangsues de la nation», les gens du «parti antinational»: en somme toute la pointe de la pyramide sociale de l’Ancien Régime politique et du vieux régime économique, tous ceux qui n’«entreprennent» rien, tous les non-producteurs qui continuent de vivre «noblement» ou «bourgeoisement». Une idéologie imprègne ce parti de «rétrogrades», où foisonnent, sous la Restauration, «les nobles qui travaillent au rétablissement de l’Ancien Régime, ceux des prêtres qui font consister la morale dans la crédulité aveugle aux décisions du pape et du clergé [...] les juges qui soutiennent l’arbitraire, les militaires qui leur prêtent leur appui, en un mot, tous ceux qui s’opposent au rétablissement du régime le plus favorable à l’économie et à la liberté».Ainsi parle le Saint-Simon de 1819, où l’on retrouve le philosophe du XVIIIe siècle, l’homme de 1789, l’ami des libéraux de la Restauration, épurés de ces bruyants demi-soldes qui traitent les «pékins» comme jadis les aristocrates traitaient les vilains.Aux oisifs s’opposent les «producteurs», aux frelons les «abeilles», aux gens du parti antinational ceux du «parti national»: c’est-à-dire «les vingt-quatre vingt-cinquièmes de la nation».Cette masse avait ci-devant un autre statut, juridique, et portait un autre nom, une autre étiquette, juridique elle aussi: celle de tiers état. Il faut la définir selon son statut véritable, c’est-à-dire économique: c’est la «classe industrielle». Elle comprend les «industrieux» de toute espèce, les travailleurs de l’agriculture, du commerce, de l’industrie. Indifféremment le patronat, l’artisanat, le salariat. On est ici en présence de «la classe fondamentale, la classe nourricière de toute la société, celle sans laquelle aucune autre ne pourrait subsister». Au sein de cette masse, il y a une autre masse, «la plus nombreuse et la plus pauvre», dont le sort doit être amélioré à tout prix: celle des exécutants, salariés ou établis à leur compte, des travailleurs manuels des villes et des campagnes, de la foule des exploitants agraires. Or l’économie et la population de cette époque sont encore à dominante agricole, et les actifs de l’agriculture appartiennent au camp «industriel». Que le chef d’industrie ne l’oublie pas. Les uns et les autres ont un ennemi commun – les nobles, les propriétaires de terres non cultivateurs –, et leur alliance lui portera «un coup mortel». Ainsi l’ennemi de la masse des exécutants n’est-il ni le patron «industriel» ni l’actif propriétaire ou gestionnaire de moyens de production, mais le membre de l’autre classe.Saint-Simon regarde encore ici au moins autant vers le XVIIIe que vers le XIXe siècle: pour lui, l’exploitation ne se fait pas au détriment du salaire et à l’avantage du profit, mais à l’avantage de la rente et au détriment de la société tout entière. Car si l’aristocratie terrienne exploite et domine le monde paysan, elle exploite et domine aussi l’État, l’administration, un scandaleux budget public qui a doublé depuis l’Ancien Régime. «L’art de gouverner [...] est réduit à donner [aux] frelons la plus forte portion du miel prélevé sur les abeilles.»Dans le monde nouveau, il n’y aura de place que pour les abeilles, que pour les travailleurs de toutes catégories. Tel est le sens de la célèbre parabole publiée dans L’Organisateur de 1819. La perte subite des élites techniques des différents niveaux, des plus simples aux plus élevés, constituerait une catastrophe telle qu’il faudrait à la nation au moins une génération pour s’en relever; mais les conséquences de la disparition de la partie la plus éminente de la famille royale, ainsi que du haut personnel de l’État ou de l’Église, qui se recrute de préférence dans l’aristocratie foncière, seraient faciles à réparer, et la vie du pays se poursuivrait sans changement. La vérité, c’est que «la société actuelle est [...] le monde renversé [...]. La nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches.» Cité la même année 1819 en Cour d’assises, Saint-Simon est acquitté en 1820.Produire plus que gouvernerLa division de la société en deux classes ne correspond évidemment qu’à un schéma général. Mais une sorte de conscience fondamentale renforce l’unité interne de chacune par opposition à l’autre; cette unité est faite, selon Saint-Simon, de ces liens, établis généralement en France, bien plus qu’en Angleterre, au sein de la classe industrielle, entre ouvriers et patrons: ceux-ci étant ou devant être les intermédiaires naturels de ceux-là auprès du pouvoir. «Nous sommes vos subordonnés. Vous êtes nos chefs [...] demandez au roi d’être chargés de diriger l’administration des affaires publiques.» De même chaque classe dégage une élite, particulièrement apte à comprendre et à défendre les intérêts de l’ensemble. Comme les philosophes contemporains de son enfance, l’encyclopédiste Saint-Simon aspire à un gouvernement des Lumières.Ce gouvernement sera en fait l’émanation de la classe industrielle. Aux «savants [...] artistes [...] artisans [doit revenir] le premier degré de considération». Savants et chefs d’entreprise administreront la France. Une espèce de Conseil des Lumières établira, en accord avec les élites professionnelles, «un système social proportionné à l’état présent des Lumières et de la civilisation». Tous ces hommes de science ou de métier, aux connaissances positives, élimineront des postes de responsabilité ces légistes qui «ont fait leur séminaire aux écoles de droit, raisonnent abstraitement sur les faits généraux», s’occupent beaucoup plus de la forme que du fond, des mots que des choses, des principes que des faits. «Véritables «métaphysiciens» de la politique, qui commandent finalement à tous les échelons.» Or «le peuple français n’a plus besoin d’être [...] commandé». La révolution doit, pour atteindre son terme, rejeter de tels hommes des affaires publiques.Dans le système «industriel» proposé par Saint-Simon, l’objectif est de produire plus que de gouverner, et aussi de gouverner au meilleur marché possible.Le social prime le politiqueLa forme de gouvernement, sans être indifférente, n’est qu’un problème secondaire. Une fois de plus, le fond compte plus que la forme. Et le fond est bien une sorte de présocialisme. Saint-Simon regarde vers les plus pauvres, vers les «prolétaires» des villes et des champs. «Le but direct» de sa grande entreprise est de transformer le «sort de la classe qui n’a point d’autres moyens d’existence que le travail de ses bras», ce qui revient à «améliorer le plus possible», et, en premier lieu, la condition «morale et physique» de la majorité de la population.Une sorte de socialisme agraire, annonçant des idées qui fleuriront dans certains pays de l’Europe occidentale au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, s’affirme avec quelque insistance dans l’industrialisme saint-simonien. La paysannerie de cette «industrie agricole» – selon l’expression de Chaptal et de bien d’autres économistes – doit être protégée contre le «maître» propriétaire. Un fossé injustifiable la sépare de ce maître. Le chef d’une entreprise manufacturière ou commerciale n’est pas un subalterne; ses bailleurs de fonds ne jouent pas le premier rôle. Mais le bailleur de terre joue par contre le premier rôle en agriculture. Le chef d’entreprise agricole, fermier ou métayer par exemple, lui est, en fait, subordonné. Pour en finir avec cette situation inique, la loi doit intervenir. La plus-value acquise par la terre en cours de bail serait partagée avec le propriétaire. Le fermier bénéficierait de facilités pour obtenir des capitaux d’exploitation.L’esquisse socialiste apparaît surtout dans certaines tendances à l’organisation et à la planification. Les élites savantes, techniques, économiques, élaboreraient chaque année un projet de grands travaux publics, dont le destin pourrait bien être de s’ordonner en quelque «planification» interannuelle, plus ou moins à la manière de celle des États du XXe siècle. Un «projet d’amélioration générale du territoire de la France» enrichirait le pays de plus de trois milliards par an: trois fois la valeur du budget national. Les entrepreneurs fourniraient les capitaux et en recueilleraient le profit. Les bras ne manqueraient pas: la résorption du chômage doit être la première préoccupation de l’État; la seconde préoccupation étant de diffuser «dans la classe des prolétaires [des] connaissances positives acquises». L’embellissement de la vie qui s’ensuivra atteindrait les plus bas échelons de la société. On peut attendre d’autant plus d’une telle transformation qu’en France le peuple est «capable». Saint-Simon annonce, à sa manière, la fameuse «capacité» proudhonienne. Dans un pays comme celui-là, un tel système de bien public, renforcé d’ailleurs par d’autres formes d’encouragements, par une orientation bien choisie des investissements privés, transformerait la vie matérielle et morale. Saint-Simon, réformateur pacifique, en parle avec une sorte d’enthousiasme révolutionnaire: «Les artistes, les hommes à imagination, soutient-il, ouvriront la marche [...]. Ils exalteront une telle entreprise [...]. Ils mettront en œuvre [...] tous les moyens des beaux-arts, l’éloquence, la poésie, la peinture, la musique [...], ils développeront la partie poétique du nouveau système [Les savants démontreront] la possibilité d’une grande augmentation du bien-être pour toutes les classes de la société, pour la classe [...] des prolétaires, comme pour celle des particuliers les plus riches. Entre leurs mains, la politique deviendra le complément de la science de l’homme.»La société nouvelle devient finalement bien autre chose qu’une économie nouvelle. Elle sera une religion laïcisée, une morale nouvelle. Le pouvoir spirituel appartiendra aux savants. L’Institut rénové rédigera un catéchisme national et contrôlera les ministres des cultes. Ainsi se consolidera, dans la paix internationale, la révolution pacifique de demain, faite pour chaque homme mais avant tout pour les pauvres.Le grand revenu capitaliste du profit subsistera cependant. De même la supériorité bourgeoise, dans l’entreprise, dans la société, dans l’État. Et cette révolution sans troubles sera l’œuvre des élites bourgeoises. Les considérations évidemment révolutionnaires de la parabole saint-simonienne ne tendaient «nullement à remuer le peuple».2. Le socialisme des saint-simoniens (1825-1832)Au-delà de l’industrialisme progressiste de Saint-Simon ouvrant les voies à un socialisme moderne, le socialisme des saint-simoniens ordonne l’œuvre du maître et lui apporte un certain contenu collectiviste et planificateur, tandis que la révolution de 1830 vient lui donner un nouveau souffle.Les publications de Saint-Simon, réserve faite parfois d’un succès de scandale, n’ont eu qu’une médiocre audience. La propagande de ses disciples touche un public sensiblement élargi. Des conférences doctrinales rendent l’école plus vivante. Elles apportent leur substance à l’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon , publiée en 1829 et 1830, qui marque une étape importante dans l’histoire de la pensée socialiste française.Les disciples, autour desquels se groupe l’élite la plus brillante, la plus active dont se soit jamais enorgueillie une secte à ses débuts, dépassent les directions spirituelles du maître pour l’établissement d’une nouvelle religion. Elles frappent l’imagination publique sans toujours servir la cause, malgré la «pointe anticatholique de nombreux saint-simoniens». Le couvent saint-simonien de Ménilmontant soulève l’ironie ou le scandale, avant d’être visé par les sanctions judiciaires de 1832. Les nouveautés solides et durables sont ailleurs, quoique moins ressenties par les contemporains que par les théoriciens à venir: la pensée économique et sociale de Saint-Simon, élargie et prolongée, apporte, directement ou indirectement, des thèmes essentiels à la doctrine socialiste internationale, que les XIXe et XXe siècles vont élaborer.Vers la collectivisation et la planificationÀ la différence de Saint-Simon, qui ne se prononce pas, au moins dans l’immédiat, contre l’appropriation privée des moyens de production, les saint-simoniens mettent en cause cette appropriation: l’Exposition se présente comme une critique de la propriété privée des capitaux productifs. Une telle appropriation est condamnable du point de vue de la justice: elle permet de «lever une prime sur le travail d’autrui». Elle est également condamnable du point de vue économique, du point de vue de la production: consacrant déjà «l’exploitation de l’homme par l’homme», elle engendre de surcroît l’anarchie économique, et témoigne d’une mauvaise gestion générale. Car les capitaux productifs sont mis, par le hasard de la naissance, par l’héritage, entre les mains de n’importe quel individu, apte ou non à en faire bon usage. Qu’on juge d’ailleurs à l’œuvre les propriétaires de capitaux: les crises industrielles montrent bien la malfaisance du système. Il manque à la société «une vue générale des besoins de la consommation» et «des ressources de la production».La solution de tous ces problèmes pourrait consister en de grandes réformes de structure. Les saint-simoniens acceptent «que tous les instruments de travail, les terres et les capitaux, qui forment aujourd’hui le fonds morcelé des propriétés particulières, soient réunis en un fonds social, et que ce fonds soit exploité par association et hiérarchiquement». La tâche de chacun correspondrait à sa capacité et son gain à ses œuvres. Le fonds social serait constitué à partir des sommes dégagées par la suppression de l’héritage. L’État, seul héritier, distribuerait les instruments de travail que sont la terre et les capitaux, au mieux des intérêts de la production. Et la production serait elle-même dirigée par un «système général de banques ». Une banque nationale distribuerait par l’intermédiaire de banques régionales, locales ou corporatives, les capitaux à investir. Elle donnerait ainsi l’impulsion, en les coordonnant, à toutes les activités économiques de la nation. Alors prendraient fin l’exploitation et le désordre.On retrouve chez les saint-simoniens, pour ces grandes tâches pacifiques, l’enthousiasme du messie, communiqué à ses successeurs, et même le ton du futur Manifeste communiste :DIR\«L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. Maîtres, esclaves; patricien, plébéien; seigneurs, serfs; propriétaires, fermiers; oisifs et travailleurs...; Association universelle , voilà notre avenir [...] l’homme n’exploite plus l’homme; mais l’homme, associé à l’homme, exploite le monde livré à sa puissance [...]. Tous nos théoriciens politiques ont les yeux tournés vers le passé [...]; ils nous disent que le fils a toujours hérité de son père [...]; mais l’humanité l’a proclamé par Jésus: Plus d’esclavage! par Saint-Simon, elle s’écrie: À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, plus d’héritage! » (Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premièreannée 1829. Seconde édition, Paris, 1830) ./DIROn n’aura toutefois une idée de la grandeur du système qu’en tenant compte de ses prolongements sociologiques. Les solutions saint-simoniennes n’apparaissent pas seulement comme utiles mais comme nécessaires. Tout le mouvement de l’histoire y conduit. En décomposant les faits institutionnels en séries homogènes, chaque série tend à révéler, par son orientation, sa position future: «Du passé bien observé, on peut facilement déduire l’avenir», écrivait déjà Saint-Simon. La courbe de la vie des institutions indique, à travers les siècles ou les millénaires, la haute probabilité d’une civilisation socialiste.La relance du saint-simonisme en 1830Ainsi, avec les saint-simoniens, se constitue en France une sorte de mouvement «socialiste» avant la révolution de 1830. Il ne rassemble encore qu’une infime élite. Mais dans l’atmosphère des lendemains de révolution, la prédication saint-simonienne va se diversifier et s’élargir, à Paris comme en province.Elle recrute surtout dans les professions libérales, ainsi que dans l’armée, un peu dans les milieux ouvriers, mais ne touche guère les masses, malgré les vastes auditoires qu’elle a pu rassembler. Le Globe , quotidien libéral, est devenu saint-simonien. La secte diffuse, parfois massivement, toute une littérature de propagande, dans laquelle la chanson tient une bonne place. Elle entretient avec des sympathisants une multiple correspondance. Toutefois le mouvement ne devient jamais populaire et n’agrège que d’étroits et éphémères groupements.La disparition du Globe , puis le procès de Ménilmontant et, la même année, en 1832, l’atmosphère alourdie par la répression marquent le déclin et annoncent la fin de la secte. La Doctrine de Saint-Simon , le mouvement saint-simonien n’en ont pas moins pris place parmi les grandes actualités politiques. Dans l’histoire des théories socialistes, Saint-Simon le précurseur deviendra symboliquement un fondateur.3. Le saint-simonismeLe saint-simonisme est un mouvement de pensée et d’action qui répand et enrichit la doctrine de Saint-Simon. Mouvement socialiste: les contemporains l’ont jugé tel; le gouvernement de Louis-Philippe l’a poursuivi; effectivement il met en cause la répartition et la transmission des richesses, l’héritage et la propriété; il propose une nouvelle équipe de gouvernement et une nouvelle religion. Toutefois le saint-simonisme n’est pas un socialisme égalitaire: il modifie les hiérarchies, les fonde sur d’autres critères, mais se garde de les abolir. Très vite il s’adapte au siècle, il s’assagit et rejette ou met en sommeil les plus audacieuses de ses conceptions politiques et religieuses; les saint-simoniens jouent un rôle dans l’économie et le journalisme; le mouvement perd de sa cohésion et de sa hardiesse initiale, mais conserve une efficacité certaine. Mieux: de bons esprits sont persuadés que dans le monde occidental actuel, dans la société de consommation, les idées saint-simoniennes restent les plus fécondes des conceptions apparues dans la première moitié du XIXe siècle.L’enrichissement de la doctrine et les débuts de la secteLorsque meurt le comte de Saint-Simon en 1825, sa doctrine n’a touché qu’un petit nombre de disciples, souvent d’origine juive (Olinde Rodrigues, Léon Halévy). Entre 1825 et 1830, elle gagne des recrues d’élite notamment parmi les élèves de l’École polytechnique, trait relevé par Balzac dans Le Curé de village. Les plus remarquables de ces disciples sont Prosper Enfantin, esprit d’envergure, servi par un véritable magnétisme, Saint-Amand Bazard, moins doué, mais plus sûr. Charles Duveyrier, le remarquable ingénieur des mines H. Fournel, Michel Chevalier, les frères Talabot, J. Terson, Émile Barrault, un des rares saint-simoniens homme de lettres, Édouard Charton, Gustave d’Eichthal. Beaucoup sont d’anciens libéraux, tel Bazard qui avait été un des fondateurs de la charbonnerie française, et qui estimèrent que la liberté ne saurait suffire à fonder un ordre plus juste.Au fur et à mesure que l’équipe s’accroît, la pensée présentée dans le journal Le Producteur et dans l’Exposition se précise. À l’anarchie du monde économique, il faut substituer l’organisation, mot révélateur de l’idéal saint-simonien et désormais mot clé du socialisme. «Organisation» signifie non pas «restriction», mais «développement de la production». Le XIXe siècle doit utiliser toutes les possibilités qui lui sont offertes, construire les chemins de fer, faire des banques les organismes modernes de crédit dont le monde a besoin. Cette transformation de l’économie ira de pair avec celle de la société, une société sans oisifs où chacun sera classé suivant sa capacité et rétribué selon ses œuvres. L’éducation cessera d’être archaïque (les saint-simoniens sont hostiles au latin), critique, anarchique (elle ne lie pas, pour l’heure, les individus). Elle jouera, cependant, comme élément de cohésion sociale, un rôle moindre que la nouvelle religion, le «nouveau christianisme»: les religions traditionnelles, en effet, ont fait faillite, aussi bien le catholicisme rétrograde que le protestantisme, trop individualiste qui a dépouillé le culte de son mystère. Ainsi le saint-simonisme offre-t-il un modèle de société conforme à l’âge industriel, société fondée sur la compétence et l’efficacité: les guerres disparaîtront; l’association assurera partout la paix.L’établissement d’une stricte hiérarchie permettra de parvenir à cet idéal planétaire, et c’est peut-être cet aspect autoritaire de l’organisation qui a séduit nombre d’officiers. Dès avant 1830, le saint-simonisme devient une église hiérarchisée. Le jour de Noël 1829, le Collège qui groupe les anciens, choisit Enfantin et Bazard comme chefs de l’Église, Pères de la famille: en 1831, celle-ci compte, non compris les catéchumènes, quatre-vingts disciples environ, dont quelques femmes (Eugénie Niboyet, Sophie Lambert), état-major riche de foi et d’idées.La prédication saint-simonienne avant la condamnation d’EnfantinEn ébranlant l’ordre politique, en remettant en cause les idées reçues, la révolution de Juillet fut une chance que les saint-simoniens saisirent avec empressement. Les prédications se multiplient à Paris comme en province. L’Église du Midi se développe sous la direction de Rességuier et de Bouffart; la bourgeoisie cultivée de Montpellier est parfois acquise aux idées du mouvement; à Lyon, Jean Reynaud fonde l’église la plus durable. Une mission itinérante est prêchée dans l’Est, une autre dans l’Ouest par Charton et Rigaud. À Marseille, Alphonse Dory, qui a raconté son expérience dans le Retour au christianisme , rassemble des sympathisants. À Toulon, de nombreux officiers de marine sont gagnés, tels le commandant Marceau ou le futur amiral Fourichon. Les hommes sont attirés par la nouveauté des idées, les femmes par le féminisme du mouvement dont s’est moqué l’économiste et écrivain Louis Reybaud. Le journal libéral Le Globe se met au service de la doctrine, et Sainte-Beuve analyse les raisons de ce ralliement. Dans le poème Paris, Élévation , Alfred de Vigny n’est pas moins sensible à une foi qui défie le ridicule et la routine.Mais il existe aussi des oppositions et des obstacles. Les catholiques qui furent souvent séduits par le fouriérisme, condamnent, tel Frédéric Ozanam, ce culte nouveau. Le gouvernement est peu favorable à un mouvement qui ébranle l’ordre établi et qui demande à Louis-Philippe d’abandonner le trône. Les audaces vestimentaires des saints-simoniens provoquent parfois les réactions hostiles des classes populaires. Les pires difficultés naissent à l’intérieur du mouvement lui-même. Comme toute religion, il est menacé par le schisme et la surenchère. Bazard s’inquiète des exagérations d’Enfantin et n’admet ni sa morale sexuelle ni sa condamnation du mariage. Les esprits raisonnables se refusent à penser que «Jésus revit en Enfantin», que celui-ci est «le Christ des nations». Le schisme de Bazard est suivi de celui de Rodrigues. Les difficultés matérielles surgissent au même moment: la salle de la rue Taitbout doit être fermée; Le Globe cesse de paraître, faute d’argent. La retraite de quarante apôtres à Ménilmontant est un premier aveu d’échec. Les saint-simoniens furent sauvés du tourbillon où, comme le reconnaît Michel Chevalier, ils faillirent perdre la raison, par les poursuites qu’intenta contre eux le pouvoir royal les 27 et 28 août 1832. Enfantin, Chevalier, Duveyrier furent condamnés à un an de prison et à cent francs d’amende, Rodrigues et Barrault à cinquante francs. Le mot de Proudhon: «Le saint-simonisme a passé comme une mascarade» paraît pourtant cruel autant qu’injuste.Le saint-simonisme hors de FranceNon seulement le saint-simonisme a fécondé de nombreux esprits: en France, Philippe Buchez, Pierre Leroux (qui, à la suite des saint-simoniens, élabora sa religion de l’humanité), mais il se répandit rapidement au-delà des frontières. En Belgique, la doctrine fut exposée devant mille cinq cents personnes à Liège, et un journal fut créé: L’Organisateur belge . En Allemagne, l’influence du saint-simonisme sur Goethe est sensible dans Les Années de voyage de Wilhelm Meister (Wilhelm Meisters Wanderjahre ) et dans le quatrième acte du Second Faust. Heine fut longtemps plein d’admiration pour le mouvement. En Italie, Cavour emprunta aux saint-simoniens une partie de ses idées économiques. Leur influence s’étendit jusqu’au nouveau monde: États-Unis et Brésil.L’Orient, en particulier, attira les saint-simoniens après la condamnation de 1832. Du fond de sa prison, le Père Enfantin entend l’Orient qui appelle l’Occident «endormi». Il en déduit la nécessité d’une union dont la Méditerranée sera le centre; l’Occident donnera sa technique, l’Orient ses réserves de foi. Ce n’est pas là simple mirage: certains partent pour l’Égypte afin d’y appliquer leurs idées et d’ouvrir le canal de Suez, mais Méhémet-Ali soutient mal leurs ambitieux projets. Bien que beaucoup, disciples ou amis du Père, soient morts à la peine, on ne peut pas plus ici qu’ailleurs parler d’un échec complet. En novembre 1847 est constituée la Société d’études pour le canal de Suez, société internationale au capital de 150 000 francs, mais avant tout réalisation saint-simonienne.Autre terrain d’élection: l’Algérie, dont la conquête se fait difficilement. Enfantin, qui a obtenu du gouvernement de Louis-Philippe une mission officielle, publie en 1843 un ouvrage en deux volumes sur la Colonisation de l’Algérie . L’année suivante, le journal L’Algérie ne se borne pas à dénoncer les méthodes de Bugeaud, les razzias, il propose un programme d’équipement. Si L’Algérie cesse de paraître en 1846, la colonie reste, avec des hommes comme Carette, A. Warnier, un foyer d’idées saint-simoniennes, et c’est un saint-simonien de formation, le mulâtre I. Urbain, qui conseillera à Napoléon III la politique du Royaume arabe, politique généreuse, fondée sur un partage des ressources et des responsabilités.Réalisations et influence en France au lendemain de la condamnationAu lendemain de la condamnation, les saint-simoniens sont désorientés. Certains s’engagent encore plus audacieusement dans la recherche de la « femme messie». Barrault fonde, en janvier 1833, les Compagnons de la femme. Il faut aller à la femme, «comme le fleuve à la mer, l’aigle à la lumière». Cette femme, les uns la chercheront à Constantinople, d’autres au Caire. Mais, en général, la plupart se dépouillent de ces bizarreries et apportent aux transformations et innovations compétence et enthousiasme. Après un voyage aux États-Unis, qui lui permet de publier en 1836 les Lettres sur l’Amérique , Michel Chevalier devient un des principaux collaborateurs du sage Journal des débats . Enfantin patronne la fusion des lignes de chemin de fer qui, en 1852, formeront le Paris-Lyon-Méditerranée. La IIe République suscite un renouveau d’espérance. Le premier ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, est un ancien saint-simonien qui inquiète vite les éléments conservateurs. Enfantin et Duveyrier fondent un nouveau journal, Le Crédit , qui soutient la politique de Cavaignac.Il devait pourtant appartenir au second Empire de redonner aux saint-simoniens leurs chances. Non que Napoléon III soit saint-simonien, mais il aime l’audace. Le capitalisme reçoit une nouvelle impulsion. De plus, les saint-simoniens sont quelque peu indifférents aux formes politiques, à l’équilibre des pouvoirs, et s’accommodent de l’autorité pourvu qu’elle soit éclairée et conforme à l’intérêt du plus grand nombre. Les frères Isaac et Émile Pereire reprennent, avec le Crédit mobilier , l’idée d’une grande banque de crédit et fondent la Compagnie générale transatlantique . Autre capitaliste audacieux, mais dans un camp opposé, Paulin Talabot, lui aussi de formation saint-simonienne, étend ses entreprises en France et en Algérie. Enfin Michel Chevalier est un des inspirateurs du traité de commerce du 23 janvier 1860, qui instaure entre la France et la Grande-Bretagne un libre-échange.Ce serait cependant appauvrir le rayonnement du saint-simonisme que de le limiter à cette accélération et à cette modernisation de l’économie. Déjà Charton avait fait de L’Illustration un magazine ouvert au monde; certains saint-simoniens tiennent une place de premier plan dans le journalisme avancé du second Empire: Louis Jourdan, rédacteur du Siècle , Adolphe Guéroult, fondateur de L’Opinion nationale . Ils sont favorables au mouvement des nationalités, hostiles à l’Église catholique. Le même anticléricalisme anime M. A. Massol, qui contribue à détacher la maçonnerie du déisme traditionnel.À peu près stérile dans le domaine de l’art, à l’exception du musicien Félicien David et de l’ouvrier-poète P. Vinçard, le saint-simonisme a proposé au monde une orientation technocratique et autoritaire; il a fourni au capitalisme quelques-unes de ses idées-forces et certains de ses chefs d’industrie les plus entreprenants; il a élaboré la conception d’une société qui substituerait à l’anarchie l’organisation, à l’atomisme l’unité religieuse.
Encyclopédie Universelle. 2012.